Les terres d’ombre

Les terres d’ombre

Je me souviens de ce jour-là…

Depuis de longues minutes, j’errais sans avoir croisé la moindre âme, ni le moindre animal. Je commençais à ressentir une certaine souffrance et une terrible lassitude. Mon pauvre corps se liquéfiait. Pas un seul centimètre carré de peau n’échappait à ces gouttes de sueur qui, après avoir perlé, dégoulinait inlassablement. Je déambulais sans but lorsque j’étais tombé sur cet homme au teint buriné et à l’air taciturne, assis, immobile, qui me regardait avancer. Sans la moindre introduction de politesse il m’avait lancé d’un ton calme et avenant :

« N’aie pas peur ! Vas-y, entre ! »

Je ne saurais certainement jamais pourquoi je l’ai écouté, mais j’avais senti que quelque chose m’appelait. Là, devant moi, se dressait le mystère et l’inconnu, une réelle opacité mais aussi une sorte d’attractivité irréversible.

D’un pas lent, les pieds traînant sur le sol poussiéreux, je m’engageais dans cet antre d’une noirceur extrême. Dès le seuil franchi, je sentais un frisson me parcourir des pieds jusqu’au sommet du crâne. J’accélérais le pas et me précipitais alors au plus profond de cet espace ténébreux. Dans cette obscurité je ne percevais pas grand-chose de ce qui m’environnait. Je finissais cependant par m’asseoir contre une paroi fraîche et laissais mon regard s’habituer doucement. Étonnamment la peur m’avait quitté et la curiosité prenait le dessus. J’observais avec attention. Nous n’étions pas nombreux dans ce lieu qui prenait vie peu à peu devant mes yeux plissés, tout au plus une dizaine en me comptant. En un instant, j’avais l’impression d’être devenu le centre de ce monde où tous les regards me transperçaient, cherchant au plus profond de mon être un je-ne-sais-quoi. Je restais là, impassible, pétrifié, regardant partout et nulle part à la fois. J’y voyais maintenant nettement plus clair car mes pupilles dilatées venaient de prendre en compte cette douce lueur provenant de l’extérieur. La pièce rectangulaire était protégée par d’épais murs de pierre. Quelques tables et chaises y étaient disposées sans véritable schéma géométrique. À ma droite, se trouvait un long comptoir en zinc, monté sur un muret de granit, derrière lequel semblait trôner tout un étal disparate. Je plongeais d’abord dans une aventure olfactive où les odeurs de café et d’alcool se mêlaient à celles d’un tas de victuailles odorantes : charcuterie, fromage, senteurs herbacées et j’en passe. Mais déjà un autre de mes sens semblait s’affoler. J’étais tant obnubilé par l’obscurité, que j’avais jusque-là, fait fi du brouhaha emplissant ce lieu. Il y avait, à ma gauche, quatre anciens qui ne cessaient de crier en agitant les mains avec passion. Je ne savais s’ils se disputaient, mais ils faisaient montre d’une grande concentration. C’est à ce moment précis qu’un homme bedonnant m’adressait la parole pour savoir ce que je voulais consommer. Avant même que je ne lui aie répondu, et devant mes yeux incrédules, il m’expliquait que les quatre hommes jouaient à la « morra », un jeu local ancestral. Je poursuivais l’observation de cette scène qui paraissait irréaliste. Comment pouvaient-ils trouver autant d’énergie, quand j’étais moi-même épuisé ? C’est alors que mon regard se posait sur deux silhouettes, assises face à face, à côté de l’entrée. Je distinguais maintenant deux femmes qui se parlaient à voix basse, semblant comploter quelque chose. Je tentais de les espionner sans en donner l’impression, je tendais l’oreille autant que je le pouvais. Je fixais mon attention sur le duo et constatais alors que l’une avait les yeux rouges pendant que l’autre affichait une certaine empathie. Je comprenais rapidement qu’il était question d’une rupture sentimentale. À force de discussion la tension semblait s’atténuer et je percevais peu à peu un léger sourire s’affichant sur le visage encore teinté de tristesse et de colère. Ma surveillance prenait fin inopinément lorsque les deux femmes ayant perçu mon insistance se tournaient d’un même geste et éclataient de rire. Devant cette réaction je ne pouvais m’empêcher d’esquisser un léger rictus et détournais aussitôt la tête dans une autre direction. C’est avec beaucoup plus de précaution que je reprenais ma quête d’information. Accoudés au comptoir deux jeunes hommes échangeaient avec véhémence. Je tendais l’oreille et saisissais alors très vite qu’il était question d’un litige avec une autre personne. Alors qu’ils venaient de descendre leurs bières à grande vitesse et hélaient le gérant pour une nouvelle tournée, je me demandais ce qu’ils pouvaient bien avoir en tête. La bonhomie du maître des lieux venait de s’effacer, et son visage laissait maintenant paraître une réelle gravité. C’est alors que tout en servant les deux jeunes, il n’avait eu aucune hésitation à s’insérer dans leur discussion. J’étais assez proche pour discerner chaque mot et cela donnait : « Vous n’avez aucune idée de ce que vous risquez si vous mettez votre projet en œuvre ! Vous êtes jeunes et insouciants, alors je vais être le plus clair possible. Il y a bien d’autre façon de régler les problèmes que de s’en prendre physiquement aux gens. Réfléchissez bien car cela pourrait vous valoir plusieurs années à l’ombre, et je sais de quoi je parle ! Allez, celle-là est pour moi, mais revenez sur terre par pitié ! ». Le ton et l’attitude du gérant imposaient le respect.

Avant d’entrer dans ce troquet je ne savais rien de la façon dont la vie s’écoulait ici, et maintenant j’avais l’impression d’en faire partie.

J’ai bien souvent renouvelé l’expérience, n’hésitant plus à me réfugier dans le moindre lieu sombre se présentant à moi sans plus ressentir aucune crainte. À chaque fois cela a été source de découvertes diverses et variées.

Oh qu’elles sont attirantes ces terres d’ombre où la vie palpite !

Oui, je me souviens de ce jour-là, celui où j’ai compris pourquoi j’allais aimer ces pays qui ont besoin d’ombre.

(Auteur : Stéphane HAMARD 2025)

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