QUI SUIS JE ?

– Oh non, pas déjà ! Mais c’est trop tôt, je ne suis pas encore à l’abri dans mon lit !
Et pourtant c’est là, c’est maintenant, le moment est venu de faire place à l’obscurité. Les lumières se sont éteintes et le silence prend peu à peu tout l’espace. Il est étonnant de se rendre compte que, lorsque certains éléments sont enfin réunis, les frissons peuvent commencer à vous frôler. Vous percevez très vite ce froid qui vous pousse peu à peu sous les draps, sous la couette. Vers ce refuge qui pourtant vous emprisonne, ne vous laissant aucun chemin de replis. Et cependant, comme un réflexe animal, un acte inné, vous vous y précipitez pour y nicher et reprendre votre souffle. Une seule chose vous obsède alors, comment échapper à ce monstre qui se cache sous votre lit et qui, le soir venu, fait son apparition, empli d’une fierté malsaine. Bien sûr, il n’est pas là pour rien, il est venu pour vous, uniquement vous.
Mais revenons à ce qui nous préoccupe ! Pour l’occasion je suis en train de m’empêtrer les jambes dans les draps, trop de précipitation de toute évidence. Mais le temps presse, voilà déjà plusieurs nuits que ce visiteur tente de pointer le bout de son nez mettant tout en œuvre pour me faire trembler de tous mes membres.
Pourtant, je devrais pouvoir le gérer, ce n’est pas la première fois qu’il tente de s’en prendre à moi. Il y a longtemps déjà, pooo, il y a bien trois ou quatre ans, je devais n’avoir que cinq ou six ans, il était déjà apparu. À cette époque j’étais influençable et la moindre histoire prenait de l’importance. Bon d’accord, c’est peut-être encore le cas, mais bon je n’y peux rien. Quelle frayeur avait été la mienne avec l’apparition soudaine de cette forme, ou plutôt non forme. Une masse sombre, avec deux gros yeux ronds et jaunes, une chose qui s’était extraite du dessous de mon lit en pleine nuit alors que je dormais sereinement. Comment je m’en étais rendu compte ? Impossible de le dire, d’un coup j’étais debout sur le lit, criant à plein poumon, appelant ma mère à l’aide. En une seconde j’avais réussi à réveiller toute la maison, mes parents d’abord qui étaient accourus dans ma petite chambre, mais aussi mon frère et ma sœur qui eux n’avaient exprimé que leur mécontentement d’avoir été tirés de leur sommeil par mes cris.
Dans la journée qui avait suivi, maman avait expliqué que ce n’était qu’un mauvais rêve, une chose normale à mon âge. Je ne devais pas en avoir peur, il ne me serait fait aucun mal. Bien entendu je n’en croyais pas un mot et décidais aussitôt que je ne resterais plus dans cette pièce la nuit, une solution bien loin de faire l’unanimité. Dans un calme olympien, mes parents, au moment du dîner, m’expliquaient qu’ils allaient laisser la porte ouverte et la lumière dans le couloir pour me rassurer, mais qu’il était hors de question que je déserte ma chambre. Et de toute façon, ils n’étaient pas loin, ils dormaient juste dans celle d’à côté. Je n’avais pas le choix, surtout devant les moqueries de mes aînés qui me traitaient ouvertement de mauviette. Alors, le cœur battant, je cédais. Au moment de me coucher je me livrais cependant à une inspection complète de la pièce, rien dans le placard, rien dans les tiroirs, ne restait que le dessous du lit à vérifier. Le bras tendu au maximum je soulevais le bord de la couette, doucement, tout doucement, un genou au sol, tout comme un félin prêt à bondir. Je jetais un œil furtif, rien, que du vide de tous côtés. Ouf, je pouvais enfin me coucher sans crainte. Quelle erreur avais-je donc faite ? Quelques heures plus tard, nageant en plein sommeil, mon regard s’était arrêté sur le monstre ! Une chute qui me poussait vers l’horreur, me poussant une nouvelle fois à m’extraire du lit à vitesse grand V pour me retrouver au beau milieu du couloir, en pleurs, avec le duvet de mes bras tout hérissé. Pour le bien-être de la famille, je finissais la nuit dans le lit de mes parents. Et le lendemain c’est mon père qui prenait le relais pour m’expliquer qu’il allait bien falloir que j’affronte ce soi-disant monstre. C’était, selon lui, la seule façon de m’en débarrasser. Après ses mots tranchés, dès qu’il avait tourné le dos, me laissant à mes réflexions, maman faisait son apparition avec à la main un petit vaporisateur. Tout en me le tendant, elle me donnait les conseils suivants : « Place-le sur ta table de chevet, bien en évidence. Et si tu te retrouves encore face au monstre, tu l’asperges fortement, cela le fera partir, fais-moi confiance. ». Le soir même, j’allais me coucher avec une âme guerrière. Tout était en place, la porte grande ouverte, la lumière dans le couloir, toujours rien sous le lit et mon arme secrète à mes côtés. Je pouvais m’endormir en toute quiétude, ou presque. Après une longue résistance, le sommeil me prenait par surprise et mes yeux se fermaient automatiquement. Je me souviens très bien de cette nuit-là. J’étais sur une monture d’un blanc immaculé, cheval mécanique, ou pas, avec des ailes sur chaque côté. Je dévalais une montagne quand une ombre était apparue sur ma gauche. Une grosse masse noire qui se précipitait dans ma direction. À la façon d’un chevalier, sans crier gare, je me saisissais instinctivement de mon arme. Était-ce une épée, un sabre laser ou un vaporisateur ? Les images étaient floues. Mais dans la cavalcade je me ruais sur le monstre et le pointais directement. Une véritable joute qui s’était terminée dans un vrai raz de marée. Le bouchon du vaporisateur avait lâché et toute l’eau s’était déversée sur mon lit. Bref, une fois de plus je sortais de ma chambre et me réfugiais dans celle de mes parents. Je sentais mon père fulminer. Mais, lorsque j’annonçais fièrement avoir lutté contre le monstre et l’avoir battu en arrosant le lit, mes parents éclataient d’un long fou rire. Les jours suivants j’avais bien entendu affronté les railleries de mon frère et ma sœur allant jusqu’à m’accuser d’avoir fait exprès d’inonder le matelas pour cacher un pipi au lit. Loin de ressentir de la vexation j’encaissais avec fierté. J’avais quand même combattu un monstre sanguinaire, ce n’est pas rien. Et puis j’avais depuis longtemps l’habitude d’être le souffre-douleur de mes aînés et m’en accommodais. C’était ma façon à moi d’exister.
Les mois passant, cet état de fait avait eu tendance à disparaître. Je grandissais, pensais devenir plus intéressant, arriver enfin à leur niveau pour partager plein de choses et pourtant j’avais l’impression de ne plus être leur centre d’intérêt autant qu’avant. Tout autour de moi évoluait de façon stratosphérique. Amandine et Baptiste avaient laissé leurs jouets et étonnamment ne s’offusquaient même pas lorsque je m’en servais devant eux. J’étais soudainement dans un étau, entre une certaine jouissance d’avoir accès à tous ces trésors et la déception de ne pouvoir partager mon bien-être. Je prenais sur moi pour m’en contenter, c’est semble-t-il le sens de la vie. Mon sens de l’observation lui semblait s’aiguiser un peu plus chaque jour. Je devais bien reconnaître que cela m’arrangeait car il y avait tant à découvrir. J’avais ainsi très vite décidé de tout faire pour découvrir les raisons pour lesquelles je n’étais plus un souffre-douleur et je notais dans ma tête tous les changements que je percevais.
Par exemple, Amandine qui de plus en plus monopolisait la salle de bains et en ressortait le visage maquillé. Je me demandais souvent pourquoi elle faisait tant d’effort pour être parfaite car jamais elle n’était avec un garçon. Toujours entourée de copines elle paraissait pourtant tout à fait heureuse. Et puis il y a eu ce soir, ou, alors que j’entrais sans frapper dans sa chambre, la vue qui était apparue à moi m’avait… Bref j’étais sans mot devant ma sœur bouche collée à celle de Capucine sa meilleure amie. D’abord surprises, elles avaient éclaté de rire et m’avaient fait promettre de garder le secret. À de nombreuses reprises je les entendais dire que les garçons étaient sots et sans intérêt. Moi je ne trouve pas. Eh bien, me croiriez-vous si je vous disais que j’ai de nouveau surpris un comportement bizarre de ma grande sœur. Il y a quelque temps de cela, alors qu’elle rentrait du lycée, elle s’était arrêtée au coin de la rue. Je n’étais pas loin et j’avais nettement vu ce baiser échangé avec Thomas, le fils des voisins. Que fallait-il comprendre ? Ma sœur était-elle devenue une girouette ? Qu’est-ce que Capucine allait en penser ? Mon cerveau fonctionnait à plein régime et pourtant je ne trouvais pas de réponse logique. Bien entendu vous pourriez toujours me dire qu’on peut aimer un jour le chocolat et ne pas l’aimer un autre, ce n’est pas faux…
Il y a aussi Baptiste, mon frère, un adolescent qui termine son collège. Lui et ses copains ne cessent de faire les quatre cents coups au grand désarroi de mes parents. Je l’avais toujours regardé comme un garçon plein d’assurance qui n’hésitait pas à grimper aux arbres, à se battre si nécessaire. Quelle n’avait pas été ma surprise l’après-midi où nous nous étions retrouvés face à face à l’entrée de la chambre de mes parents, moi en pyjama, car j’étais malade, et lui en jupe avec des chaussures à talon. Je n’avais jamais vu quelqu’un se déchausser aussi vite. En une seconde il me tenait par le cou et me poussait contre le mur. Un flot de menaces sortait de sa bouche à un rythme tel que j’avais du mal à tout saisir sauf qu’il allait falloir que je me taise sinon j’allais mourir. Depuis ce jour mon frère ne cesse de me toiser et refuse toute discussion au prétexte qu’un enfant n’a aucun intérêt pour lui. Bien entendu il m’avait fallu promettre le silence sur cette malencontreuse rencontre. Mais voilà, depuis, mon esprit ne cesse de s’interroger. Pourquoi mon frère a-t-il fait cela ? Est-il un vrai garçon ? En y regardant bien je ne lui ai pas encore connu de petite copine et il passe tout son temps avec ces potes.
Vous devez certainement vous demander pourquoi j’évoque tout cela ? Je n’en sais vraiment rien, c’est un ensemble de choses qui tournent en boucle dans ma tête depuis quelque temps. En plus à l’école on a commencé à nous parler de l’égalité entre les filles et les garçons et même d’égalité sexuelle mais là je n’ai pas encore tout compris, les autres non plus du reste. Dans la cour les hypothèses vont bon train chacun apportant son point de vue et ce qu’il a pu voir ou entendre chez lui ou ailleurs. Et je peux dire que tout ça, et bien ça fait peur : des filles qui ne sont pas des filles, des garçons qui ne sont pas des garçons, des gens sans sexe, d’autres qui change littéralement. C’est à la limite de la science-fiction au point qu’aucun d’entre nous ne sait plus ce qui est vrai ou faux. Heureusement avec mes amis on garde nos habitudes et on s’amuse bien quand même. Et puis qu’est-ce que j’en ai à faire de tout cela, j’ai une vie faites d’aventures et de bonheur quoi demander de plus.
En fait si, peut être une chose, que ce monstre me laisse enfin tranquille, en plus, pourquoi moi ? N’a-t-il pas d’autres enfants à terroriser ainsi ? Je ne vois pas en quoi j’aurai plus d’importance que d’autres. Si seulement je pouvais passer dans un anonymat complet.
En y pensant bien, la solution se trouverait éventuellement dans une discussion qu’il y a eu l’autre soir à table. Un échange étrange entre mais aînés et mes parents pour lequel je n’ai pas tous les codes de décryptage. Au départ c’était bizarre de les écouter parler de cela, j’avais l’impression de suivre un cours de français où il était question de pronoms féminin et masculin et de l’importance qu’il était possible de leur donner. Mais j’ai lâché prise au moment où un nouveau venu est arrivé. C’est qui celui-ci « ielle » ? ! Et je peux dire que chacun semblait avoir sa position sur le sujet. À mon avis grandir doit faire disjoncter le cerveau je ne vois pas d’autre explication. Ainsi, si je n’étais, ni un, ni une, peut être que je réussirai à devenir presque invisible, tout au moins aux yeux du monstre…
Mais, oh non, le sommeil s’est imposé sans même que je ne m’y attende. De petites gouttes de sueur perlent le long de mes tempes et je frissonne. Je n’aime pas ça du tout. Depuis combien de temps ai-je sombré ? Je n’y peux rien mais déjà mes peurs m’assaillent déjà. Où est-il caché ? Par où va-t-il sortir ? J’ose un léger coup d’œil par-dessus la couette. Je ne vois rien. Mais il est là blotti dans un coin, je le ressens, c’est certain, mais que faire ? Je ne vais pas appeler au secours, je n’ai plus l’âge pour cela. Je pourrai rester au fond de mon lit jusqu’au petit matin, mais je ne sais pas pourquoi un petit quelque chose me pousse à aller de l’avant. Cependant me retrouver face au monstre ne m’enchante guère pourtant. Je chope ma lampe torche, l’allume, et tente une sortie sur le côté. Le faisceau lumineux balaie la chambre sans que rien n’apparaisse. Je soulève la couette et en extirpe ma tête puis mon torse. Je me tords peu à peu pour continuer à balayer les murs. Un sixième sens me crie fortement de faire attention. Ma main tremble un peu et soudain, là ! Sur le mur, je le vois dans le rayon jaune de la lampe. Sa grosse tête en forme de poire se dandine et ses yeux jaunes me fixent. Aucun mot, ni aucun cri, ne sort de ma bouche. Le silence s’impose avec force et les secondes défilent.
– Ohé, non, tu ne vas pas dire que je te fais peur ?
Une voix aigrelette vient-elle de s’adresser à moi ? Toute mon attention est portée à ces deux yeux ronds miroitant là où sur le mur sont accrochées mes médailles.
– Oh là ! Par là, plus bas, sur le lit ! Je suis là.
Je ne peux pas m’éviter de penser à un piège, mais la curiosité est trop grande et j’oriente la lumière comme un index luminescent jusqu’à tomber dessus !
Sur la couette, presque sur moi, apparaît un étrange petit être. Fille ou garçon, peu importe. Cette étrangeté est faite de bric et de broc, comme rapportés du jardin. Le corps est un morceau d’écorce aux reflets bleutés, les membres de fines branches souples et duveteuses. La tête, extraordinairement expressive, est une feuille à peine jaunie arrondie à la base et finissant en pointe au-dessus de deux petites boules noires figurant un regard espiègle. Dans le dos sont attachées deux petites feuilles d’arbre, qui font comme des hélices d’hélicoptère quand elles tombent. Étrangement je n’ai plus peur. J’observe d’un regard éberlué cette chose minuscule.
– Je me présente, je m’appelle Triclil !
– Euh bonjour, mais, qu’est-ce que tu fais là sur mon lit ?
– Bah je réponds à ta demande. Je viens à ceux qui en ont besoin.
– Mais tu es quoi au juste ?
– Moi, hum je suis un Blench, un représentant de Mère Nature.
– Et en quoi pourrais-tu bien m’aider, sinon faire disparaître le monstre qui se cache sous mon lit.
– Et bien voilà, c’est exactement cela. Quoique, si je ne m’abuse, il n’y a rien sous ton lit.
– Je ne parierai pas là-dessus ! Je le sens, il s’accroche à mes pensées, il m’épuise depuis quelques jours et je sais que je ne pourrai lutter s’il se montre.
– Mais, regarde autour de nous, il n’y a personne d’autre, nous sommes seuls tous les deux. Ne serait ce pas toi le monstre tout compte fait ?
– Hein, moi un monstre ? Je ne m’étais jamais posé la question…
– Quel est ton problème, explique-moi ? Dis tout à Triclil. Ne laisse pas la peur t’empêcher de te livrer
– Mais que veux-tu que je te dise ? Je ne vois vraiment pas pourquoi tu es venu, je ne t’ai pas appelé.
– Oh pauvre petite chose hihihi !
– Arrête de te moquer je ne suis pas une petite chose !
– C’est bien là ton problème tu ne sais absolument pas qui tu es. Et je suis là pour te montrer la voie.
– Ben quand même si je sais qui je suis.
– Alors pourquoi ton esprit est-il empli de tant de questions sur l’existence et l’identité.
– À bien y réfléchir tu as peut-être raison. Avec tout ce que je vois et j’entends je ne sais plus trop quoi penser. Faut-il vraiment en passer par toutes ces questions. Moi je voudrais continuer à vivre ma vie tel qu’elle est. Quand je vois tous les problèmes qu’il y a ensuite, en fait j’ai peur !
– Enfin nous y voilà, tu viens de toucher du doigt le pourquoi de ma présence.
– Et comment pourrais-tu m’aider ? Vas-tu rester avec moi, me protéger ?
– Oh que non, j’ai tant d’autres missions à accomplir. Mais je peux te donner quelques conseils.
– Lesquels ?
– Tout d’abord prends le temps de vivre, ne brûle pas les étapes, écoutes, apprends, observe et laisse le temps au temps. Profite du présent et amuse-toi.
– D’accord mais il faut que tu restes pour m’aider, pour me montrer la voie. Et puis tout compte fait je veux rester enfant.
– Une chose impossible, même chez les animaux le rythme de la vie est écrit à l’avance. Il y a un temps pour l’enfance et un temps pour grandir, ils viennent quand le moment est venu, il n’y a pas de recette particulière.
– Et comment on le sait ? Quels sont les signes ?
– N’aies crainte, tu le sentiras, cela t’appellera, c’est ainsi.
– Et si je ne veux pas ?
– Quand ce sera le moment, tu l’accepteras de toi-même. En attendant, profite à plein de ta vie d’insouciance. Et même après garde une chose à l’esprit, ne passe pas ton temps à te poser des questions sur la vie mais vie en te posant des questions pour vivre encore plus.
– Facile à dire tout cela mais après que deviendrai-je ?
– Mon enfant, la Nature est bien faite. En son sein chaque individu est unique et ce quelle que soit son origine ou son genre. C’est ce qui fait la beauté du monde. Mais mon temps est révolu et il me faut partir. Garde confiance en la vie.

Toujours laisser la place au rêve, quelque soit son âge !!!!