Esteban et la magie de l’arbre

Esteban était là, assis sur un petit mur de pierres poussiéreuses, depuis combien de temps ? Aucune importance, seules comptaient ses observations sur l’étrange rassemblement auquel il voyait participer ses grands-parents pour la seconde fois en deux jours, en fait depuis son arrivée dans le petit village, une jolie petite agglomération avec en son centre une place dallée encaissant la torpeur de ces journées d’été. Heureusement, comme souvent en pareil lieu, deux éléments venaient apporter un peu de bien être : une jolie fontaine en pierre laissant s’écouler un petit filet d’eau claire, et un large espace ombragé, protégé par de beaux ramages bien feuillus. Un véritable havre de paix où étaient réunis hommes et femmes assis sur quelques bancs de pierres blanches discutant sereinement. Joli contraste avec l’ébullition intellectuelle contenue dans le crâne du jeune garçon. Pourquoi subir les affres de la chaleur estivale ? Pourquoi s’obstiner à se rencontrer en pleine journée plutôt que se calfeutrer chez soi, sous les bienfaits de la climatisation ? Pourquoi, s’ils souhaitaient échanger, ne pas le faire par téléphone ? À se voir aussi souvent, que pouvaient-ils bien se dire de nouveau ? Et, en unique réponse : ce devait être dû à leur âge avancé. Les anciens du village devaient tout simplement perdre la tête. Perdu dans ses pensées et, il faut bien le dire, assommé par la chaleur ambiante, Esteban faillit pousser un cri de surprise lorsque, se retournant, il se retrouva nez à nez avec une jeune demoiselle aux cheveux roux, coupés court. Elle semblait avoir le même âge que lui et se trouvait à la tête d’un petit groupe d’enfants qui tous avaient les yeux rivés vers le vieux platane aux larges feuilles palmées et au tronc biscornu. Un véritable monument naturel qui semblait avoir évolué uniquement dans le but de protéger une partie de la petite place de village. - Euh t’es qui toi ? Lui demanda-t-elle brusquement. - Hein, je suis Esteban, le petit-fils des GRISON, et toi, et vous ? Répondit aussitôt le garçon reprenant de l’aplomb. - Aucune importance, enfin je suis Lucie et voici Willy, Maxou et Lily. Je crois bien qu’on est tous coincés dans ce village d’anciens pour les vacances. - Oui, nous sommes là depuis une semaine. Et malgré nos efforts, impossible de prendre possession de la partie ombragée de la place. Ils y sont tous les jours, lança Maxou un jeune blondinet le regard fixé sur la place du village. - Mais pourquoi, ils ne veulent pas de vous, questionna alors Esteban. - Non, c’est pas ça, souffla Lily, mais nous, on veut pas être surveillés comme l’eau sur le feu. Il faut qu’on trouve une solution, c’est le meilleur endroit du village. - Ah ça oui, tu as raison, pas question de passer des vacances à n’entendre que des réflexions : « calmez-vous », « allez jouer plus loin », « taisez-vous » … S’exclama Willy qui jusqu’à présent s’était tenu un peu en arrière. - Bon assez discuté ! Moi j’ai trop chaud, on va se baigner dans l’ancien lavoir ? Tu viens avec nous, ou pas ? Le ton employé par Lucie était si direct qu’une seule réponse sortie de la bouche du nouveau membre du groupe. - Ben je vous suis. Et Esteban suivi docilement le petit groupe. Ils pataugeaient dans l’eau claire du vieux lavoir depuis plus d’une heure quand Esteban, qui avait appris à connaître chaque membre de la petite équipe, relança la conversation sur la problématique du vieux platane. - Moi je ne suis là que depuis deux jours mais, si je ne me trompe pas, mes grands-parents ne vont sur la place qu’en fin de matinée et dans l’après-midi. Nous pourrions décréter un créneau horaire qui nous serait réservé. - T’es drôle toi, répondit Lucie. C’est un peu comme si tous les créneaux étaient déjà réservés par les autres générations sauf bien sûr la nôtre ! Aussitôt Willy prit la parole : - Ben il reste bien le soir plus tard, mais là c’est une autre histoire, il faudrait qu’on ait l’autorisation de sortir. - C’est bien joli ton idée Willy mais en journée quand il fait très chaud on se retrouvera encore à errer en plein soleil. - Lyli, si tu veux tu peux rejoindre les vieux du village et te farcir leurs conversations. Je doute que ce soit très intéressant. Tous se regardèrent en faisant une moue de dégoût suite à la remarque de Maxou. En fin d’après-midi, chacun retourna dans ses pénates le ventre criant famine. Rendez-vous était déjà pris pour se retrouver le lendemain. Dans la soirée, réuni avec ses grands-parents, Esteban souhaita en apprendre plus sur l’organisation de la possession du lieu tant convoité. - Mina je ne suis pas là depuis longtemps, mais j’ai remarqué que vous alliez tous les jours vous réfugier sous l’arbre de la place. Ensuite en début de soirée c’est le tour de ceux qui rentrent du travail. Mais pour nous, les enfants, il ne semble pas y avoir de créneau. Tu ne trouves pas cela anormal ? La vieille femme, au trait d’une extrême douceur, le regarda tendrement et, après avoir laissé échapper un petit rire et échangé un regard complice avec son époux, elle entreprit de répondre à son petit-fils. - Hum, comment t’expliquer tout ceci ? Je vais essayer. Cet arbre est bien plus qu'un simple morceau de bois. C'était le cœur battant de notre village, un peu comme un lieu sacré où, depuis des décennies voire plus encore, les villageois ont pris l’habitude de se réunir pour échanger des histoires, partager leurs joies et leurs peines, et prendre des décisions importantes pour le bien de tous. C’est un peu comme une extension collective de toutes les maisons, un endroit où il fait bon vivre. - Tu sais Mina, dans le monde d’aujourd’hui il n’y a plus besoin d’être sans cesse les uns avec les autres pour régler les problèmes. Nous nous avons les téléphones et internet pour tout ça. Devant cette réaction d’Esteban, et comme s’il l’attendait avec patience, Missia, son grand-père prit la parole pour ne lâcher que quelques mots bien pesés. - Oh mon petit, oui vous avez toute cette modernité, mais nous la connaissons aussi, ne crois pas. Par contre, toi il y a une chose essentielle que tu n’as pas. Missia s’arrêta là, laissant le temps au garçon de réagir. - Qu’est-ce que je n’ai pas moi ? ! - L’accès à toute la magie de l’arbre. C’est une chose qui s’acquière avec patience, tu verras… Reprenant la lecture de son livre, sans autre explication, le grand-père fit comprendre à Esteban qu’il était grand temps de monter se coucher. Durant les jours qui suivirent, Esteban et ses compagnons de vacances firent les quatre cents coups et profitèrent à profusion de l’eau claire du vieux lavoir. Mais, aucun n’avait encore trouvé de solution quant à l’accès au vieil arbre. Plus tard dans la semaine, Esteban fut pris de court quand Missia lui donna rendez-vous en début de soirée sous le vieux platane. - N’oublie pas, en fin d’après-midi, il faut absolument être sur la place. Dis-le à tes amis. Vous pourriez apprendre beaucoup de choses. Quand leurs frimousses firent irruption sur la place ombragée il y avait déjà foule. Ils se mirent à errer entre des groupes d’adultes. Là, certains évoquaient des souvenirs de famille ou diverses nouvelles. Un peu plus loin il était question de frais à engager pour remettre en état la chapelle. Bref, rien de bien intéressant pour nos jeunes curieux qui commençaient à s’ennuyer. Seul point positif, personne ne leur faisait de réflexion ou leur demandait d’aller jouer plus loin. L’obscurité venait de faire son apparition à peine fendue par la lumière orangée de l’éclairage public quand le silence se fit. À l’autre bout de la place une ombre venait d’apparaître. Un homme légèrement voûté s’avançait tranquillement. L’assemblée s’écarta pour le laisser cheminer jusqu’au tronc biscornu. Orso Turi était le nom de ce vieil homme au visage buriné. Nul ne savait ce qu’il avait pu faire dans le passé mais, depuis de nombreuses années, il occupait son temps à conter et raconter tout un tas de choses sur la région et ses légendes. Esteban était hypnotisé par cet étranger et ne sentit qu’à peine la main de son grand-père se poser sur son épaule. - Tu sais, vous avez énormément de chance que le vieil Orso soit de passage ce soir. En sa présence pas besoin de téléphone, ni d’internet. Dès que les mots commenceront à se frayer un chemin dans sa barbe blanche, portés par sa voix grave et pleine de mystère, ils vous captiveront aussitôt. Et ce fut exactement ce qui se passa en cette belle soirée d’été. Le récit des aventures d’un jeune garçon prénommé Thomas, projeté dans un monde imaginaire, captiva l’assistance. Enfants et adultes restaient accrochés aux paroles du conteur. Quand finalement la soirée toucha à son terme, Esteban, Lucie et les autres n’osèrent pas bouger. Ils étaient tout simplement plongés dans ce monde d’aventure chevaleresque plein de magie. C’est à ce moment qu’une petite silhouette, ressemblant à s’y méprendre à un lutin, fit son apparition dans l’ombre. - Alors mes petits, toujours aussi réticent à partager l’arbre avec les autres ? Avez-vous pris conscience de la magie de ce lieu plein de sagesse. J’espère vous voir un peu plus souvent sous ce bel ombrage. Les enfants se regardèrent avec des yeux brillants. Rêvaient-ils ? La petite silhouette s’évanouit d’un coup, comme elle était apparue. Plus loin, dans l’obscurité, Orso et Missia étaient fiers de leur petite combine, ramenant à eux la petite marionnette. Cependant, personne sur la place pas même les deux hommes n’avait perçu cette minuscule forme fondue dans le feuillage du vieux platane. Pas plus haut que quelques centimètres, un morceau d’écorce bleue en guise de corps, surmonté d’une feuille en pointe imageant une belle tête avec comme deux myrtilles en guise d’yeux et des membres duveteux et fins qui lui donnaient une allure noble, Maître Triclil, « blench » de son état toisait fièrement l’assistance. Se collant au tronc de l’arbre il murmura enfin : - Mère Nature, voici de nouveaux petits êtres à chérir !
Auteur : Stéphane Hamard (août 2023)
Toujours un plaisir de te lire ❤️